Dans les starting-blocks : 180 000 visiteurs (+ 7%) se sont pressés du 21 au 26 septembre derniers dans les allées du plus grand salon mondial dédié au secteur de la photographie © Photokina Press Team
L’effervescence de cette dernière photokina et son succès populaire (180 000 visiteurs en hausse de 7 % ) traduit au-delà de l’engouement du public pour la photographie, un renouveau pour l’ensemble des acteurs du secteur. Le monde professionnel (secteur du business, de la distribution et des photographes) n’a jamais été aussi présent à Cologne. Il représentait cette année 46,5 % du visitorat de la manifestation.
Aiguillonné par la montée des grands électroniciens, les industriels poussent les feux de l’innovation : le temps du numérique n’est plus celui de l’électronique et encore moins celui de l’optique ou de la micromécanique. Après l’abandon des technologies et des normes en usage au XX ème siècle, l’ensemble de l’industrie se projette en avant pour le plus grand bénéficie d’une humanité convertie aux bénéfices d’une photographie instantanée et mobile, toujours plus ubiquitaire. La demande de représentation de soi, d’ultra-présence sur Internet, le goût croissant pour le storytelling narcissique et communautaire nourrissent une croissance solide du secteur car la construction et l’entretien de réseaux de sociabilité passent désormais par la production d’images de soi ou du monde au quotidien. Ce mouvement profite à l’échelle mondiale au secteur photo autant qu’à celui de l’Internet. L’innovation des fabricants, exacerbée par des enjeux industriels — où l’on note la réminiscence de clivages vieux de dix ans entre le monde photo et le monde électronique — ne fait que rajouter à l’accélération du phénomène : il aurait été inconcevable qu’il en soit autrement, tant le filon est porteur !
Dans cette avalanche de nouveautés, comment s’y retrouver ? Les annonces nombreuses relatées par les principaux sites d’informations — comme les titres de presse —concernent majoritairement les produits des seuls grands fabricants d’appareils photo ce qui donne une vision certes intéressante mais réductrice, en éliminant les signaux faibles qui sont les ferments des tendances de demain et des modèles d’affaires qui se développeront ! Finalement, ce sont les groupes d’utilisateurs et les bloggeurs spécialistes de mille applications singulières qui rendent compte bénévolement et avec passion de ce qui se passe aux marges de l’univers, hors du champs bien huilé des prises de parole des firmes communicantes. Ces praticiens font une lecture des nouveautés en fonction des bénéfices qu’ils peuvent en attendre. Et coproduisent les conditions d’usages des « innovations » proposées. Malgré leur communication « mainstream », les marques n’ont jamais été autant à l’écoute des utilisateurs qui définissent les bénéfices d’usages — et donc l’utilité !— de leur production. Si la production de contenus par les utilisateurs (users generated content) a fait émerger le Web 2.0 en bouleversant la donne de la photographie d’illustration, les industriels se trouvent tous logés à la même enseigne face l’appropriation surprise de leur propre production par des usagers au talent immense : l’exemple de l’EOS 5D Mark II l’a prouvé en transformant en quelques mois les conditions de production de la vidéo professionnelle, sans que ce phénomène n’ait pu être accompagné par la marque durant la première année d’existence du boîtier. Depuis, les choses ont bien changé…
Comment rendre compte de cette effervescence, tant la diversité des solutions proposées par les 1 251 exposants présents à Cologne rend impossible une lecture simplifiée du nouveau monde ? Une chose est certaine, celui qui s’élabore sous nos yeux est le fruit de la dynamique des interactions entre les différents secteurs de pointe du numérique, et pas seulement le résultat de la programmation de chacune des composantes : optoélectronique, Internet, télécommunication, jeux vidéo, écran haute résolution, téléviseurs connectés, cloud computing, modélisation 3D, impression rapide, réalité augmentée, géolocalisation… Le champ des possibles en technologie numérique ouvre largement les portes de la créativité des industriels et des PME. La profusion des nouveautés en témoignent qui n’ont pas toutes pour objet de devenir des best-sellers : mais au moins dans ce contexte riche, la raréfaction des me-too products, offre une condition favorable à une différenciation marketing efficace pour les marques, tout en permettant une ouverture des usages à un public toujours plus large.
Après cette longue introduction, détaillons plusieurs phénomènes saillants qui auront un impact sur les activités marchandes ou créatives des photographes professionnels.
• Le calendrier de l’innovation s’accélère fortement : le poids croissant lié à la puissance de calcul embarquée dans les équipements de prise de vue provoque « mécaniquement » une accélération du calendrier de l’innovation. Des ruptures peuvent hypothétiquement arriver sur la technologie des capteurs et des objectifs. Pas sur la loi de Moore, qui ne s’est jamais démentie depuis 1965 (même si son ralentissement théorique est réel depuis 2004). La puissance des processeurs permet aujourd’hui l’arrivée de modes panoramiques ou 3D temps réel, de modes HDR, de vitesses d’acquisition ultra-rapide sur de simples compacts… Dans 18 mois le même compact embarquera une puissance de calcul capable d’offrir deux fois plus de « bénéfices », tout en étant moins cher.
• Les hydrides, levier de croissance incontournable : les compacts à grand capteur et objectif interchangeable — que le marché a choisi en France de baptiser « appareils hybrides »— sont perçus comme le meilleur levier de croissance des prochaines années. Leurs promoteurs mettent en avant une qualité d’image et des possibilités équivalentes à celles des reflex en étant plus compacts, donc plus pratiques. Mais toute cette énergie n’est pas évidemment déployée pour produire uniquement des bénéfices consommateurs ! Il s’agit d’une offensive des grands électroniciens (Panasonic/Samsung/Sony) et d’Olympus qui en s’engageant dans cette voie, comptent bien changer les lignes bien établies du marché autour de la sainte trinité (compacts/bridges/reflex). Le but est évidemment de sortir de la situation de quasi-monopole de Canon et Nikon (80 % de pdm en volume) sur le segment le plus profitable, les reflex. En créant une nouvelle famille (que les leaders ne pourront feindre d’ignorer longtemps l’existence…), les promoteurs du marché des hybrides contournent l’obstacle et entendent redistribuer à leur avantage le futur marché des appareils photo. Autre atout non négligeable : les hybrides sont moins coûteux à fabriquer que les reflex (du fait de l’absence de pentaprisme et de miroir-éclair), et leur prix de revient est soumis à la baisse constante du prix des composants électroniques (ce qui n’est pas le cas pour les composants opto-mécaniques utilisé sur les reflex « traditionnels »).
• L’impression thermique recto/verso bouleverse le photopublishing : l’arrivée d’imprimantes thermiques recto/verso chez DNP, Kodak et Chimko donnent de nouvelles perspectives à la production d’albums en magasin. Les processus complexes n’ont qu’à bien se tenir, sauf les solutions industrielles sur presses numériques qui voient leur qualité de production à nouveau améliorée. Les tirages argentiques contrecollés gardent leur atout en termes de prix de revient, tout en ayant les meilleures chance de survie sur les niches ultra-qualitatives… mais pour combien de temps ? On peut parler de second souffle du photopublishing.
• L’arrivée de reflex à viseur électronique est un tournant majeur : véritable bombe dans l’univers des fabricants de reflex, la sortie des Sony Alpha 33 et 55 est la première offensive visible de Sony pour déstabiliser le pré-carré des leaders du marché des reflex (Canon/Nikon). En abandonnant tout à la fois la visée optique et le miroir-éclair (que la marque remplace par un viseur électronique haute résolution et un miroir semi-transparent), Sony s’attaque aux deux symboles du monde des reflex. Cette nouvelle conception apporte des atouts réels pour les amateurs en permettant la vidéo HD en mode autofocus continu, l’absence d’occultation au déclenchement, l’accès à des cadences de prise de vue photo de 7 i/s… Pour Sony, c’est aussi le moyen de préparer les esprits à une nouvelle manière de photographier : les futurs viseurs autoriseront la visualisation des effets créatifs en temps réels, allant du rendu noir et blanc à l’affichage de métadonnées sur l’image visée (réalité augmentée). Canon et Nikon ne pourront ignorer longtemps ces développements… d’autant que de tels reflex sont moins onéreux à produire (malgré le viseur électronique intégré) que leur équivalent à prisme et miroir-éclair !
• Les « social recorders » forment une vraie famille de consommateurs : conceptualisé par Manfrotto pour redéfinir avec pertinence sa stratégie marketing, la marque italienne Manfrotto, positionnée sur le monde professionnels donne la part belle aux « socials recorders» : un public d’amateurs (40 % des usagers estime la marque) qui photographient au quotidien pour communiquer leurs images (et leurs émotions) sur les réseaux sociaux. Des consommateurs trop souvent ignorés des vendeurs d’appareils eux-mêmes et dont les besoins ne sont pas ceux des amateurs experts (14 % des usagers)… Le boom des caméscopes de poche symbolise le nouveau besoin de ces consommateurs de mettre en ligne simplement, rapidement leurs images. Manfrotto entend apporter à ces consommateurs des solutions pour améliorer la qualité de leurs images grâce à des accessoires spécifiques mais également des produits statutaires haut de gamme. Une réponse à la montée conjointe d’une culture photographique et d’une gestion optimale de leur réputation numérique par les internautes.
• Quand les écrans rivalisent avec l’impression papier : depuis l’arrivé de la version 4 du iphone, puis l’avénement du ipad, chacun peut disposer dans sa poche d’écrans dont la résolution supérieure à 300 dpi rivalise avec les meilleures impressions. Via les possibilités d’interactions tactiles avec les contenus visuels, cette résolution est mise à profit pour une description d’image dans ses plus infimes détails (avec une qualité texte saluée par les utilisateurs). Il ne s’agit pas de comparer les deux supports qui interviennent pour des applications si différentes, mais de simplement prendre acte que cette qualité équivalente — sinon supérieure — des écrans qui arrivent, ne manquera pas d’avoir une impact sur notre manière de parler de qualité photographique.
• Entre « virtuel » et « réel »* le consommateur choisit toujours le surcroît d’émotion : L’objet photographique qu’il soit sous forme imprimée ou sous forme numérique (visualisable sur écran) n’a aucune différence de nature au regard de sa fonction sociale. Ce principe énoncé par le sociologue Anthony Mahé en 2007 dans son mémoire « Le temple intérieur de l’image » pose aussi la limite du prosélytisme marketing autour de l’impression photo. L’effet émotionnel généré par un tirage ou une impression devient dès lors le plus puissant moteur de la consommation de photos imprimées (= facturées). L’imprimante thermique introduite par DNP lors de cette photokina répond à cet objectif en apportant l’attrait unique à ce jour de l’ennoblissement par impression dorée et argentée. Cette innovation démontre que la stimulation du marché passe par le dépassement des standards les plus qualitatifs auxquels les consommateurs se sont vite habitués : pour l’exprimer autrement, la qualité est nécessaire mais pas suffisante pour faire passer les consommateurs à la photographie imprimée. Il faut que cette qualité soit assortie d’un surcroît d’expérience émotionnelle.
(*) Désolé pour cette approximation de langage, destiné à « déboulonner » une fois encore le fameux poncif entre réel et virtuel. Il existe deux formes matérielles de la photographie : l’une imprimée, l’autre numérique. Il n’y a pas moins de matérialité et pas plus de virtualité entre une photographie numérique affichée sur écran, que son équivalent imprimé. Seul le mode de consultation change et avec lui la gestuelle.
• L’effet Whaou ! au cœur de toutes les innovations : le trait commun entre les innovations présentées à Cologne reste la recherche du plus fort impact émotionnel. C’est l’effet Whaou ! (Wow effect) qui est toujours recherché par les industriels : très grand-format, représentation 3D, mode panoramique temps réel, hyper-résolution, albums photo « façon » livre d’art, vidéo HD « façon » cinéma, hyper-ralentis, effets créatifs temps réel, sensibilité extrême en qualité photo, mode HDR, chronophotographie, télé-zoom extrême, profondeur de champ visualisable et gérée numériquement (et non optiquement), photographie 360°, photographie 3D modélisée, interactivité tactile, projection et impression géantes (plusieurs dizaines de mètre de base), diaporama sonorisés automatique… Ces innovations se structurent toutes autour d’une première expérience réellement bluffante… Le postulat : plus fort sera l’impact émotionnel, meilleure sera la réussite commerciale. Ce marketing expérienciel a ses limites : le consommateur doit parfois se laisser convaincre de participer à l’expérience qui lui est proposée (comme pour expérimenter un grand-huit dans une fête foraine). Dans le cas de l’album photo, il faut qu’il fasse un premier album avec ses propres photos pour être lui-même touché, car les exemples qui lui sont présentés en magasins ne parviendront jamais à vraiment l’émouvoir…
Tendances post-photokina (2ème partie) : Quand la photo se mesure au cinéma, La pression 3D monte d’un cran, L’appareil photo peut-il survivre sans connexion directe ? La nouvelle complexité du marché photo… (à suivre le 15 octobre)